Loin de favoriser le fret ferroviaire, la liquidation de Fret SNCF risque de faire plonger un peu plus le secteur. Car tous les transporteurs ferroviaires, publics comme privés, se heurtent aux mêmes difficultés structurelles : l’effondrement du réseau ferroviaire en France.
Martine Orange 23 octobre 2023 à 14h58
Ses concurrents se montrent encore plus pessimistes. La dynamique de reprise qu’ils avaient observée ces deux dernières années est en train d’être cassée. « Il n’y a plus aucune demande de transport combiné », relève Philippe Millet, PDG de l’entreprise homonyme. « Le premier semestre 2023 a été épouvantable », poursuit Jean-Claude Brunier, PDG du groupe familial Open Modal. Il parle d’une baisse de 22 % du transport combiné.
En cause : l’énergie d’abord. Le prix du mégawattheure (MWh) vendu par SNCF Réseau est passé de 50 à 500 euros à partir de 2022 – un chiffre inexplicable, car SNCF Réseau a normalement accès au nucléaire historique (Arenh) au prix de 42 euros le MWh. La société a finalement réussi à échapper à ce contrat léonin : elle achète désormais son électricité sur le marché au prix de 100 euros le MWh. Mais entre-temps, toutes les marges de l’entreprise y sont passées.
Les grèves, ensuite, ont fortement perturbé les trafics de fret, selon les compagnies privées. Les mouvements sociaux liés à la réforme des retraites ont bouleversé durablement le trafic tout au long du 1er semestre.
La politique de travaux de SNCF Réseau, enfin, amène des gênes quotidiennes des transports, rendant le service non fiable et plus coûteux.
Autant de facteurs que le transport routier, qui ne paie pas le coût des infrastructures et reste largement subventionné, notamment grâce à des tarifs privilégiés des péages autoroutiers et aux allègements sur le gasoil, n’ont pas à supporter, rappellent-ils.
Dans ce contexte, la liquidation de Fret SNCF, loin de les réjouir, les inquiète un peu plus. Certains se demandent s’ils ne vont pas à la catastrophe. Car Fret SNCF est l’épine dorsale sur laquelle tout le secteur s’appuie pour tenter de surnager dans un environnement déjà très difficile. Beaucoup survivent en travaillant en coopération avec la filiale fret du groupe public, en exploitant des marchés de niche à ses côtés.
Gymnastiques comptables
« Notre priorité est que les 23 flux ferroviaires [que Fret SNCF doit abandonner d’ici à la fin octobre – ndlr] ne repartent pas sur la route », explique Tristan Ziegler, directeur de Lineas France, un des deux grands groupes internationaux travaillant en France, aux côtés de DB Cargo. Alexandre Gallo, responsable de la filiale fret du groupe public allemand, dit lui-même que l’abandon des flux par Fret SNCF l’amène à revoir sa politique de développement. À lire aussi
Plusieurs entreprises qui s’étaient lancées au moment de l’ouverture à la concurrence ont déjà mis la clé sous la porte. « D’autres – je ne citerai pas de noms – sont à vendre », a insisté Philippe Millet.
Aujourd’hui, huit sociétés seulement sont considérées comme des acteurs qui comptent, selon les chiffres donnés à la commission d’enquête parlementaire. L’Allemagne en compte plus de 160. La faute n’en revient pas uniquement à la SNCF et à sa culture monopolistique, comme le prétendent beaucoup.
Tout le secteur, public comme privé, se heurte aux mêmes difficultés structurelles, qui empêchent le développement du ferroviaire et en particulier du fret. Elles sont le fruit de politiques publiques qui ont délibérément abandonné le train depuis plus de trente ans.
Industrie et ferroviaire : un même abandon
Un constat est dressé : le déclin du fret ferroviaire accompagne celui de l’industrie française. À partir des années 1970, les deux secteurs ont connu une longue chute sans fin. Ce parallélisme n’a rien de surprenant. Le fret ferroviaire, tel qu’il a été conçu à ses origines, est un des piliers de la révolution industrielle du XIXe siècle. Et il reste le moyen de transport privilégié pour les pondéreux, les produits sidérurgiques, les produits chimiques. Autant de marchandises de moins en moins produites sur le territoire.
Ce double déclin s’inscrit aussi dans la politique qui a guidé les choix économiques ces dernières décennies. Comme l’industrie, le ferroviaire, à l’exception du TGV, a été jugé comme un secteur du passé, trop lourd, trop gourmand en capitaux, trop syndiqué. Comme l’industrie, le secteur demande des visions à long terme que la technostructure n’est plus capable de développer. Bref : un domaine qu’il convenait d’oublier dans ces temps de financiarisation et de mondialisation de l’économie.
Avec des décennies de retard, les responsables politiques semblent aujourd’hui découvrir les avantages du transport modal dans les ports. En d’autres termes, alors que les conteneurs sont devenus un des symboles de la mondialisation des échanges commerciaux, il leur paraît désormais préférable à tous points de vue (environnemental, économique, de sécurité) de les acheminer par train ou transport fluvial plutôt que par camions.
Tous les grands ports européens, de Trieste à Rotterdam en passant par Valence, ont pris ce tournant depuis plus de vingt ans. Les gouvernements successifs ont préféré transformer les ports français en terminaux et plateformes pétrolières. Conséquence : Anvers est devenu le premier port pour les marchandises à destination de la France.
Bien avant l’ouverture à la concurrence du secteur ferroviaire, toutes les politiques publiques de transport se sont orientées vers la « bagnole », que les gouvernements français adorent. Tous ont privilégié le transport routier, tellement plus souple, tellement moins cher, puisque toutes les externalités négatives (pollution, bruit, accidents, emprises territoriales) ont été masquées et reportées sur la collectivité.
Partageant la même vision technocratique, les directions successives de la SNCF ont pris le même chemin. Leur seule mission semble avoir été d’accompagner l’extinction du fret ferroviaire. À aucun moment elles n’ont essayé de retourner la situation, de capter de nouvelles clientèles en leur proposant de nouveaux services. Ces deux dernières décennies, la France s’est ainsi couverte de centres logistiques. Pas un seul ne dispose d’embranchement ferroviaire. Le camion est tellement plus pratique.
Au nom de la concurrence et de la bonne gestion
L’ouverture à la concurrence n’a fait qu’accentuer le désastre. Quoi qu’elle en dise, la Commission européenne n’aime pas le train : par son histoire, celui-ci représente un caractère trop national, trop public. En un mot, un obstacle majeur au marché unique et à la « concurrence libre et non faussée ». Suivant l’exemple britannique, inspiré par McKinsey, elle a donc recommandé une stricte séparation entre la gestion du réseau et son exploitation. Son bilan se lit dans la situation du ferroviaire en Europe : il est partout en régression. La chute la plus forte est en France.
En bon élève, la France a en effet appliqué les obligations à la lettre : elle a créé en 1997 un établissement indépendant, Réseau ferré de France (RFF), en lui donnant toutes les infrastructures ferroviaires mais aussi une large partie de la dette de la SNCF. Un expédient très prisé de Bercy qui lui a permis de transférer des dettes en hors bilan afin de respecter les critères de Maastricht.
RFF s’est vu confier comme mission de gérer et d’entretenir les infrastructures existantes, en s’autofinançant et en payant ses charges financières : il n’était pas question que l’État, au nom de la bonne gestion, mette la main à la poche. Face à cette équation insoluble, les infrastructures ont été sacrifiées.
Le fret, « parent pauvre du parent pauvre » selon l’expression de Christine Arrighi, députée écologiste et rapporteure générale de la commission d’enquête, a été le premier sacrifié : les péages se sont envolés, le trafic, devenu hors de prix, s’est effondré. Et RFF s’est asphyxié financièrement.
La réforme de 2012 de la SNCF a mis fin à cette absurdité dogmatique. Le RFF a rejoint la SNCF sous le nom de SNCF Réseau. Les péages ont été revus à la baisse. Mais la dette n’a été allégée qu’en 2019, et les dégâts sont considérables.
Durant cette période, le gouvernement allemand et les Länder ont apporté plus de trente milliards d’euros à la Deutsche Bahn pour financer les infrastructures ferroviaires sur le territoire, la France quasiment rien. Résultat : près de 15 000 kilomètres du réseau ferroviaire ont été fermés et abandonnés en vingt ans, des milliers d’embranchements permettant aux entreprises d’expédier leurs marchandises par train ont été supprimés sur tout le territoire, les transports ferroviaires n’arrivent plus dans des régions entières du territoire, les plus délaissées, les plus difficiles d’accès. SNCF Réseau continue de fermer des dessertes, de déferrer encore aujourd’hui des lignes.
Dans les années 1980, la France avait le réseau ferroviaire le plus étendu d’Europe, de 30 % supérieur à celui de l’Allemagne. Aujourd’hui, le réseau ferroviaire allemand est 2,5 fois plus étendu que le réseau français. Dans le même temps, le réseau autoroutier français a été multiplié par cinq depuis les années 1970. Les conséquences de ces politiques publiques se font sentir tous les jours.
La perte de toute fiabilité
Ils en seraient sans doute étonnés et peut-être même contrariés. Pourtant, sociétés de fret privé et syndicats de cheminots ont les mêmes mots pour parler des situations imposées au fret ferroviaire au quotidien.
Pour SNCF Réseau, le fret est la dernière de leurs préoccupations. Un train de fret est celui qu’on peut toujours retarder, arrêter, détourner, pour laisser passer un train de voyageurs, pour permettre des travaux ou parce que la température est trop élevée pour les rails. Celui pour lequel on ne propose aucune solution de substitution.
« Pour le fret, c’est un Montparnasse tous les jours », résume Rémy Crochet, PDG de Froidcombi, par allusion à la panne d’alimentation électrique qui a bloqué le trafic ferroviaire voyageurs sur la façade Atlantique le 24 septembre.À lire aussi
Tous le disent : leurs clients sont prêts à accepter que l’acheminement soit plus lent et plus cher. Mais à une condition : qu’ils soient assurés de la fiabilité dans les livraisons, que les services qu’ils attendent soient au rendez-vous. Dans la situation actuelle, rien ne peut être garanti. Rien n’est fiable. « Je sais faire circuler un train de la Roumanie à la frontière française. Mais je suis incapable d’assurer la liaison Sarrebruck-Paris », constate Alexandre Gallot.
Spécialisé dans l’acheminement des produits frais, notamment des primeurs, la société Froidcombi s’est équipée de wagons réfrigérés et de moyens de traction pouvant circuler à 140 km/h afin de livrer au plus vite, en particulier Rungis. Pourtant, il n’est pas rare, selon le témoignage de son PDG, que ses trains soient précédés d’autres convois, circulant à 80, voire 60 km/h, les empêchant d’arriver à temps.
Pas étonnant dans ces conditions que le fameux train Perpignan-Rungis, promis par le gouvernement pour acheminer les primeurs de Méditerranée, ne circule toujours pas, malgré les 12 millions d’euros de subventions accordées par l’État avec l’accord de la Commission européenne. Pour toutes les sociétés de fret, ce train relève de la mission impossible.
Pourtant, SNCF Réseau est un adepte forcené de la gestion prévisionnelle. En la matière, celle-ci semble s’apparenter à celle du Gosplan soviétique, mais équipée désormais de tableaux Excel.
En mars de l’an d’avant (par exemple mars 2023), le gestionnaire de réseau demande à tous les transporteurs de réserver la totalité des sillons qu’ils comptent utiliser l’année suivante (soit 2024). Aucun groupe de fret ferroviaire n’est capable d’avoir une telle visibilité. Pour cause : leurs activités sont liées à la conjoncture économique, aux demandes des clients. Placés dans une totale impasse, ils réservent autant de sillons qu’ils peuvent en espérant qu’ils pourront répondre à la demande.
Par la suite, la gestion de ces droits de circulation reste aussi imprévisible. Les ajustements semblent impossibles, sauf à la marge. Fret SNCF comme les autres ont les plus grandes difficultés, voire se retrouvent dans l’impossibilité de faire face à un imprévu, de trouver un créneau pour une commande supplémentaire.
Mais l’inverse n’est pas vrai. D’une journée à l’autre, parfois d’une heure à l’autre, SNCF Réseau peut supprimer un sillon, arrêter un train, en invoquant des impondérables. En particulier des travaux pourtant normalement programmés plusieurs semaines, voire plusieurs mois à l’avance. « SNCF Réseau, c’est la finance et les travaux », lance tout à trac Rémy Crochet.
Après l’accident de Brétigny-sur-Orge en juillet 2013, la SNCF a été gravement mise en cause, la vétusté du réseau et des équipements d’aiguillage a été soulignée comme une des causes du plus grave accident ferroviaire en France de ces soixante-dix dernières années. Depuis, la remise à niveau des infrastructures ferroviaires est devenue une priorité pour le groupe public. Des travaux de rénovation sont prévus partout en France, par tronçons, en fonction des équipes disponibles. Au fret, qui est le plus concerné car les travaux se font souvent de nuit, de s’adapter.
Sur le modèle britannique, là encore, les directions de la SNCF ont choisi d’externaliser tous les travaux, faisant appel à des entreprises extérieures, souvent les filiales spécialisées de grands groupes de BPT – par ailleurs concessionnaires des autoroutes. Celles-ci ont souvent recours à des sous-traitants, voire des sous-traitants de sous-traitants, comme l’ont mis en lumière plusieurs enquêtes après des accidents ferroviaires. Tout cela coûte des milliards, sans vraiment de contrôle sur l’utilisation de l’argent public.
« Auparavant, quand les travaux de réfection des voies étaient effectués par des salariés de la SNCF, on savait faire circuler des trains sur une voie. Maintenant que tout a été confié à des sous-traitants, on ferme tout », a expliqué Laurent Brun, secrétaire général de la CGT cheminots, aux députés.
Il faudra sans doute encore des années avant que les infrastructures ferroviaires retrouvent un niveau acceptable. D’autant que certaines interventions prévoient juste une remise en état, sans en profiter pour rénover totalement le réseau, adapter les signalisations, les automatismes, les gabarits. La France est un des derniers pays à ne pas être doté des équipements de signalisation qui permettent d’augmenter la cadence de circulation des trains sur l’ensemble du réseau. De même, elle n’est toujours pas équipée du gabarit P400, devenu commun dans toute l’Europe, qui permet de mettre des semi-remorques sur des trains.
Pas de vision long terme
Les milliards volent, comme souvent dans la communication gouvernementale. En février, la première ministre, Élisabeth Borne, a promis 100 milliards d’euros d’investissements d’ici à 2040 pour remettre à niveau le système ferroviaire en France, et apporter une réponse pour les transports dans le cadre de la transition écologique.
À ce stade, les sommes prévues sont beaucoup plus réduites, surtout pour le fret. « L’État engage une modernisation sans précédent des infrastructures de fret. Quatre milliards d’euros seront investis sur la période 2023-2032, dont 900 millions d’ici la fin du quinquennat – c’est quatre fois plus que sur les cinq dernières années – pour assurer la mise en conformité des tunnels, rénover 100 % de nos gares de triage, créer de nouveaux terminaux de ferroutage ou garantir la pérennité des petites lignes de fret », nous a répondu le ministère des transports.
Les montants paraissent dérisoires par rapport aux besoins. À titre de comparaison, le gouvernement allemand prévoit d’investir chaque année 8,6 milliards d’euros dans la rénovation et la modernisation de son réseau ferroviaire. La quasi-intégralité de ces investissements (8,3 milliards) seront payés grâce aux taxes perçues sur le transport routier.
Car en Allemagne, les camions paient des taxes, comme l’a rappelé le dirigeant de la filiale française de la Deutsche Bahn. Une sorte de super-vignette a été instituée sur le transport routier, calculée non seulement sur les émissions de CO2 mais prenant aussi en compte l’usure du réseau routier (un camion dégrade 100 fois plus la route qu’une voiture) et les nuisances sonores.
Certains rappelleront que le projet avorté de l’écotaxe était censé imposer le transport routier. Sauf que de réécriture en réécriture administrative, le projet s’était transformé en une sorte de super-TVA sur les marchandises transportées, le fret ferroviaire étant mis à contribution au même titre que les camions, comme l’avait révélé Ségolène Royal, alors ministre de l’environnement. Et le produit de ces taxes, comme l’avait reconnu le directeur de l’équipement de l’époque, Daniel Bursaux, devant la commission d’enquête sénatoriale, ne devait pas servir au rail mais à la route, pour combler l’argent perdu après la privatisation des autoroutes.
Au-delà de la question essentielle de l’argent, il y a aussi la vision de ce qu’il convient de faire pour redonner vie au ferroviaire. « Toute politique ferroviaire s’inscrit dans un temps long », rappelle Alexandre Gallot. Il faut, selon les syndicats cheminots, redonner des priorités, établir des phasages et surtout changer l’état d’esprit tant des administrations que de la technostructure qui règne à la SNCF. Pour l’instant, au mépris de l’intérêt général, de l’intérêt écologique, de l’attente des voyageurs comme du fret, le gouvernement fait surtout de la com’.